Ce feuilleton politico-financier particulièrement complexe et dérangeant aura été une véritable épine dans le pied du gouvernement français et, au final, un quasi fiasco pour les deux parties en présence : la France d'une part, et Taïwan de l'autre. Bref retour sur cette affaire dans le but d'en résumer les faits ainsi que le tenants et aboutissants pour tous ceux qui, devant la complexité du dossier, avaient « décroché ».
I. Les prémices
Tout commence en septembre 1989 par la venue en France d'une délégation officielle de la Marine taïwanaise avec à sa tête le vice-amiral Huseh Ming lei. Ces hommes sont venus inspecter une frégate de type F-2000 avant de partir pour l'Arabie saoudite où ils pourront observer à loisir les navires du même type vendus au royaume wahhabite. Les Taïwanais sont en fait intéressés par une version évoluée de la frégate saoudienne, la F-3000 alors encore en développement par le chantier naval français DCN et très proche de la frégate de type La Fayette déjà utilisée en France. Les Taïwanais donnent leur accord pour la commande de six navires (seize avaient été envisagés au début) via Hau Pei-tsun, ministre de la défense de la République de Chine. Le contrat portant sur la construction des frégates sera confié aux groupes Thomson et DCN, une alliance qui portera logiquement le nom de Thomson-DCN. Ce premier contrat est appelé Bravo 1 et sa mouture préliminaire signée fin 1989. Il est toutefois stoppé au début de 1990 par le président français d'alors, François Mitterrand, qui voulait éviter de froisser la République populaire de Chine en vendant des armements sophistiqués à son ennemi « rebelle ». Cette décision sera prise sous le conseil du ministre des affaires étrangères Roland Dumas. Taïwan semble alors se tourner vers la Corée du Sud qui n'a pas peur des éventuelles représailles chinoises et dont l'offre est bien moins chère.
II. La réaction française
C'est évidemment la panique chez les industriels français qui voient là un contrat en or leur passer sous le nez. Thomson-DCN essaie de garder le contact avec Taïwan et propose d'assembler les frégates à Taïwan et non plus en France. Le prix est toutefois élevé, évalué à 11,6 milliards de francs de l'époque, transport, assurances, coûts de montage et de main d’œuvre non compris et la solution ne sera pas retenue. Thomson va aussi essayer d'influencer l'Etat français pour le faire revenir sur sa décision.
Une stratégie qui s'avère payante. En mai 1991, Roland Dumas rend une note à François Mitterrand où il donne son accord pour la vente, avec certaines conditions comme l’absence d’équipement offensif. Aux Taïwanais de se débrouiller pour ensuite armer leurs navires. Finalement le feu vert est donné et le contrat Bravo B est signé le 31 août 1991 entre Thomson-CSF (aujourd'hui devenu Thalès) et la China Shipbuilding Corporation (CSBC, société taïwanaise de chantier naval), pour 14,7 milliards de francs. Le contrat comporte une clause particulièrement importante, l'article 18. Il interdit de verser quelque commission que ce soit à des intermédiaires sous peine de restitution aux Taïwanais des sommes indument payées. En violant cette clause du contrat les Français commettront une très grosse erreur qui leur coûtera cher dans tous les sens du terme. Nous allons y venir.
III. Les corrupteurs entrent en scènes
C'est que pour mettre toutes les chances de leur côté les industriels français entreprennent de mettre de l'huile dans les rouages de la machine. En clair : il va falloir distribuer des pots-de-vin à qui de droit, violant ainsi le fameux article 18. Thomson-CSF et DCN prennent contact avec un dénommé Wang Chan-poo connu aussi sous le nom d'Andrew Wang, le pseudonyme Shampoo ou encore Dédé pour les industriels français. Cet homme d'affaire est né en 1938 et sa famille est venue s'établir à Taïwan alors qu'il était encore enfant en suivant Chiang Kai-shek qui cherchait à échapper aux troupes de Mao. Les sociétés françaises lui remettent 500 millions de dollars afin qu'il « arrose » les bonnes personnes pour faciliter la transaction. Cela commence par les marins taïwanais qui, contre rétribution, devront convaincre les autorités politiques de la justesse de l'achat des frégates. S'appuyant sur des rapports truqués pour démontrer le bien-fondé du contrat Bravo 1, les arguments des militaires corrompus pèseront lourd dans la balance en faveur des frégates françaises.
Il faut également convaincre le gouvernement chinois à Pékin (ou Beijing) de ne pas s'opposer à la vente des frégates. Cette tâche va échoir à une Taïwanaise nommé Lily Liu (également appelée Liu Lily ou Lily Siu) qui va percevoir 80 millions de francs pour acheter les hommes d'influence chinois. Elle fait partie de ce que l'on a appelé le « réseau de Pékin ». Fille d'un général taïwanais mais disposant d'un passeport américain, elle va être chargée d'approcher en priorité He Pen-fei. Ce dernier est le directeur de l'industrie de l'armement national qui est placée sous tutelle de l'état-major de l'armée chinoise. Seconde personne-clé à acheter : l'amiral Liu Hua-ging qui remplit la fonction de vice-président de la commissions militaire chinoise et ancien chef d'état-major de la marine. Si le rôle qui était dévolu à Lily Siu est bien connu, on ignore en revanche comment elle s'acquitta de sa tâche puisqu'elle n'utilisa pratiquement pas l'argent mis à sa disposition pour acheter les officiels chinois. Détail intéressant, elle fut présentée à Alain Gomez, le patron de l'époque de Thomson-CSF et se rapprocha fortement de lui. C'est à partir de là que les commissions de la Taïwanaise vont s'élever brusquement, atteignant des sommes très importantes. Il semblerait également qu'elle caressa le rêve d'épouser Gomez, un espoir qui ne se concrétisa pas. Sitôt l'affaire des frégates conclue elle serait allée vivre à Hong-Kong.
IV. Une opposition chinoise symbolique ?
Une partie de l'argent des commissions occultes devait servir à acheter les décideurs chinois pour qu'ils ne s'opposent pas à la vente des frégates. Néanmoins, il apparaîtra au cours des enquêtes de la justice française que très peu d'argent semblait avoir été versé en Chine. Comment le consentement des Chinois a-t-il été acheté ? En fait il se pourrait bien que les Chinois ne se soient opposés que très mollement à la transaction entre la France et Taïwan. Dans son formidable livre Armes de corruption massive le journaliste Jean Guisnel affirme qu'un interlocuteur bien placé lui aurait confirmé que les Chinois se moquaient pas mal de la vente des frégates à Taïwan. Et pour cause : depuis 1989 la République populaire de Chine est sous un embargo qui lui interdit d'acheter des armes à l'Europe ou aux Etats-Unis. Une bien mauvaise affaire pour elle alors qu'elle avait avant Tiananmen commencé à acheter des armements en Occident : hélicoptères, missiles, artillerie navale… Un flux d'armes qui s'interrompt brusquement alors que l'industrie de défense chinoise est encore assez primitive à cette époque et a besoin des technologies militaires occidentales pour moderniser l'armée. Les Chinois n'auraient tout simplement pas voulu se mettre à dos la France alors qu'ils espéraient une levée rapide de l'embargo et pouvoir racheter des armes françaises selon la source de Jean Guisnel.
V. Beaucoup de morts
Ce qui confère à l'affaire des frégates taïwanaises une apparence de film d'espionnage c'est le nombre élevés de décès mystérieux parmi ses acteurs.
- Yin Ching-feng : retrouvé noyé dans un port le 9 décembre 1993, ce capitaine dans la marine taïwanaise est encore un véritable mystère. Selon certaines versions il aurait été approché par Andrew Wang qui l'aurait corrompu (ainsi qu'un autre de ses collègues, Kuo Li-han, depuis condamné à la prison à vie pour corruption et trahison) à coup de millions de dollars. Entendue par le magistrat instructeur français, la veuve de Yin a affirmé que ce dernier craignait pour sa vie à cause de l’affaire des frégates et qu’il s’apprêtait à faire des révélations « sur les Français ». Qu'allait-il dire ? Une question dont la réponse s'est probablement éteinte en même temps que le capitaine Yin. Mais une autre version de l'histoire existe. D'autres affirment, au contraire, que le capitaine Yin était un homme de valeur et incorruptible. Il aurait refusé de se laisser acheter et s'apprêtait à dénoncer ceux qui l'avaient approché ou qui avaient touché des pots-de-vin, ce qui lui aurait coûté la vie.Toujours est-il que les circonstances entourant sa mort restent mystérieuses. La majorité des sources traitant de l'affaire des frégates situent la découverte de son corps à Taipei ou à Ilan alors que pour d'autres il aurait été repêché dans le port militaire hautement surveillé de Suao, sur la côte Est de Taïwan. Une première autopsie conclura à un suicide ou à un accident mais la famille du capitaine Yin ainsi que ses collègues refuseront ce verdict et réclameront une seconde autopsie. Celle-ci révélera que le capitaine Yin a été frappé (probablement par des coups de karaté) et que c’est un corps mort qui a été jeté à la mer, ce que prouvera l’absence d’eau dans les poumons.Evènement assez intrigant, un certain Yang Yi-li décède le 1er novembre 1996 à Montréal des suites d'une électrocution dans son bain. La police conclura à un accident même si sa famille affirmait qu'il s'agissait d'un meurtre. Pourquoi intrigant ? Parce que ce jeune taïwanais était le neveu du capitaine Yin Ching-feng, lequel lui aurait confié des documents peu avant son décès…
- James Kuo : employé de la Société Générale à Taïwan, il bascule par la fenêtre de son bureau de Taipeï et s'écrase sur le trottoir. A l'époque de son décès il était en contact avec Bruno Wang, fils d'Andrew Wang. Il surveillait le dossier du financement du chantier naval China Shipbuilding pour le compte de la banque française.
- Jean-Claude Albessard : ancien officier de marine français et ex représentant de Thomson-CSF à Taïwan. Il quitte précipitamment l'île en 1993, juste après le décès du capitaine Yin et se réfugie à Tokyo avec son épouse japonaise. En 2000 il est frappé par un cancer foudroyant et décède très rapidement.
- Thierry Imbot : retrouvé défenestré au pied de son appartement parisien, Thierry Imbot est un personnage particulièrement trouble. Ancien agent de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure française), il quitte les renseignements pour se lancer dans les affaires, sans grand succès. Il se relancera en partie dans le commerce des armes en servant d'intermédiaires pour plusieurs transactions (notamment l'achat d'avions de transport CASA CN235 pour l'armée française) et se retrouvera, selon ses propres dires, impliqué dans l'affaire des frégates taïwanaises où il jouera encore un rôle d'intermédiaire entre acteurs français et taïwanais.
- Jacques Morisson : ancien capitaine de la marine française, il passera également par la fenêtre dans des circonstances peu claires. Une fois retraité il entama une seconde carrière chez Thomson et participera aux négociations de la vente des frégates. Il tombera du cinquième étage de la fenêtre de l'escalier de son appartement de Neuilly-sur-Seine. L'affaire est classée comme un suicide. Il est avéré que Morisson souffrait de dépression avant son décès et aurait confié quelques jours avant sa mort à sa compagne : « Je suis le dernier survivant de l'équipe des personnes qui avaient participé aux négociations des frégates de Taïwan. » Néanmoins, selon ses proches, il ne semblait pas du tout tenté par l'idée de mettre fin à ses jours.
VI. Et maintenant ?
Cette sinistre affaire n'a pas encore révélé tous ses secrets et l'on peut douter qu'elle le fasse un jour. En France les divers juges chargés d'instruire ce dossier se sont tous heurtés au « secret défense » brandi par les autorités nationales pour protéger les documents fiscaux qui révéleraient les noms des personnes impliquées dans les versements des commissions et éventuelles rétrocommissions. Des documents qui porteraient également la trace des destinataires étrangers de ces versements.
Quant aux frégates acquises à prix d'or Taïwan, leur utilité réelle reste contestée. Techniquement elles n'ont déjà qu'un lointain rapport avec le navire utilisé par les marines françaises et saoudiennes puisqu'elles ont été modifiées. Elles ne peuvent utiliser que le missile air-air Sea Chapparal aux performances médiocres (rechargement manuel, capacité de tir uniquement par bonnes conditions météorologiques) pour la défense antiaérienne et sa force de frappe antinavire constituée du missile taïwanais Hsiung Feng II s'accomode très mal du système de combat français d'origine, l'interaction entre les deux demeurant problématique. Ces navires relativement lourds et coûteux sont jugés peu adaptés à un affrontement contre la marine de la République populaire de Chine par certains spécialistes navals qui préconisent plutôt des bateaux plus petits, plus rapides, moins coûteux et disponibles en plus grand nombre afin d'augmenter la résilience de la flotte en cas de pertes. Une voie qui semble celle suivie puisque Taïwan a récemment investi dans ses corvettes Kuang Hua 5 et Kuang Hua 6.
Pendant un temps la rumeur voulut que Taïwan cherchait à revendre ces navires.
Source Taiwan Mag.
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